Le mien dans le nôtre

Nous sommes, ou avons été, la génération qui croyait posséder l'avenir, et puis, on le sait, le Covid et ce qui se passe depuis trop de mois ont bouleversé bien des certitudes.
Moi aussi je l'ai pris et j'espère être l'un des derniers. En ces jours d'isolement, j'ai trouvé dans un reportage, dont j'ai dû corriger l'italien, une phrase qui, comme il arrive souvent, m'interpellait.

C'est un rapport sur l'entraînement qui dit : « Tout dure tant que ça dure et quand la difficulté apparaît on ne l'affronte pas, mais on l'évite ». Malheureusement, nous en avons l'expérience, mais j'ose dire que, comme formule, c'est trop pessimiste. Le fait est, et l'auteur le reconnaît, que d'une part la vraie liberté est souhaitée, et à juste titre, qui n'est cependant pas toujours "vraie" et vire au caprice ou à l'exigence égocentrique, tandis que la liberté a été donnée par le Seigneur parce qu'elle est le climat d'un bien commun.
D'autre part, la ou les sociétés de tradition chrétienne ont perdu le sens de la grandeur de l'obéissance, colonne vertébrale des comportements et comme recherche du bien commun, et depuis plusieurs décennies s'affirme, en guise de défi, "l'obéissance n'est plus une vertu". En effet, à l'époque on ne pouvait pas leur en vouloir, vu le climat des années précédant la révolution de 1968. L'obéissance n'était plus une vertu, qui est une force, mais une adaptation, se pencher, pour pouvoir faire ce que l'on veut. Si dans l'obéissance il n'y a pas d'amour, de solidarité, d'attention mutuelle, on s'égare et cela disparaît de la liste des choses qui rendent le monde beau. Toutes les belles choses peuvent être pliées à des fins égoïstes et égocentriques et le monde est voilé de gris.

Pour en revenir à notre phrase, nous devons être capables de faire la distinction entre ce qui nous concerne personnellement et ce qui nous concerne seuls, et décider d'abandonner une direction, un travail, un effort, mais pas une responsabilité, car cela nous éloigne de notre propre sphère et nous place dans un monde qui n'est plus le nôtre. Nous ne pouvons pas faire selon notre goût ce qui nous rapporte à quelqu'un, ce qui nous responsabilise, et tout ce qui concerne une autre personne que nous. L'autre a une dignité égale à la nôtre, à laquelle nous ne pouvons pas nuire simplement parce que nous suivons ce qui nous convient ou nous plaît. L'autre nous fait entrer dans la sphère du bien commun, qui est toujours plus important que son propre bien, car celui-ci ne peut exister que dans la sphère du premier.

Avec ce discours, je veux donner une lumière critique à ce sentiment que j'évoquais au début : "Tout dure tant que ça dure et quand la difficulté apparaît, on ne l'affronte pas, mais on l'évite". La difficulté ne doit pas être évitée, car de cette façon, non seulement je fais du mal aux autres, mais aussi à moi-même. Mon bien ne dure pas s'il n'est pas ancré dans le bien des autres. Tôt ou tard, je serais laissé seul, mais pas avec la "Bienheureuse solitude, que du bonheur!", mais avec ce porteur d'ennui et d'angoisse qui dévaste notre société apparemment remplie de tous les biens possibles. C'est l'expérience de nombreuses aventures en quête de liberté, de plaisir, de richesse, qui se reflètent dans celle de l'Enfant Prodigue, réduit à la compagnie des cochons, avec lesquels il a dû se disputer une maigre nourriture, mais qui malheureusement n'en ont pas ou ne peut pas tout finir en happy end comme celui de la parabole évangélique. Des désastres de l'égoïsme, trop souvent, il n'y a pas de retour en arrière. Le « tant que ça dure » ne doit pas se dire dans le choix d'un don de soi, mais de l'illusion de reprendre les promesses et les engagements d'une vie dans laquelle on n'est plus capable d'avoir de vraies relations, mais seulement de sucer un bien-être de ceux qui passent devant nous.
Le vrai bien n'est pas d'être libéré des liens qui nous unissent aux autres, mais des chaînes qui nous rendent esclaves de nous-mêmes.

Cesare Falletti
NP Novembre 2022